
Avant d'entreprendre la biographie de Léon Nicolaévich, Troyat n'ignorait pas la vie de Tolstoï, et son œuvre, qu'il admirait, lui était familière. Mais parlant et lisant couramment le russe, il a pu prendre connaissance, dans leur langue originale, de tous les documents, et notamment des innombrables lettres et journaux intimes de Tolstoï, de sa femme, de ses enfants, disciples, domestiques, amis et visiteurs. Il s'est plongé dans cette masse énorme, vivant avec son héros dans une intimité de plus en plus étroite et complète. Et cette intimité est devenue tolstoïenne ! Il y a eu de l'amour et de la haine, de l'admiration et de l'énervement, une attirance et une répulsion. Mais le maître d'Iasnaïa Poliana finit par séduire et fasciner son biographe - et la biographie devint tolstoïenne, elle aussi. Elle se mit à vivre au calme rythme d'une respiration humaine, et à s'épanouir selon le large débit d'un grand fleuve.
Et pourtant, si un modèle était difficile à saisir et surtout à cerner, c'était bien Tolstoï ! L'athlète infatigable qui, à soixante-sept ans, doit périodiquement aller à Samara faire des cures de Koumyss, le lait de jument, pour réparer ses forces. Le riche et grand seigneur, fils d'un comte et d'une princesse, va chez Mitrofane "planter des chevilles et tirer l'alène" pour fabriquer des chaussures. Ascète luxurieux, mystique nanti, ermite attaché à sa popularité ... Il y a tant de richesse en Tolstoï qu'on peut, sans mentir, faire de lui ce qu'on veut : un religieux schismatique, un moujik intellectuel, un réactionnaire farouche etc ... Avec une admirable et libérale humilité, Troyat refait de Tolstoï ce qu'il fut : un homme et un génie. Il ne le réduit pas à un des nombreux aspects qu'il épousa successivement et à la fois, contradictoirement et avec une bouleversante sincérité. Il nous restitue la somme de tous ces personnages fragmentaires : un Tolstoï total.
Au long des pays et des années qui s'accumulent, à travers les petitesses, les ridicules, les absurdités velléitaires, une silhouette se dégage peu à peu, trapue, solide, rustique, elle gagne en densité, en relief jusqu'à devenir un prodigieux vivant, un génie à qui rien n'est étranger. A l'admiration du début s'ajoute une véritable affection pour l'illustre vieillard déchiré entre sa famille et ses doctrines, ses passions et sa morale.
Ce livre ainsi est un combat - un duel - qui se termine par une double victoire : Tolstoï a conquis Troyat - et Troyat, pour nous, a recréé Tolstoï.
Jean Bassan